Une fois n’est pas coutume, j’aimerais partager une analyse libre de cette pièce d’Isaac Albeniz issue de son chef-d’oeuvre monumental qu’est la suite pour piano Iberia, en quatre cahiers de trois pièces chacun. Triana est la troisième pièce du deuxième cahier, elle est vive, enjouée, rapide et extrêmement riche. Ecoutez-la sous les doigts de Gustavo Díaz-Jerez :

La structure peut être décrite comme A-B-A, comme souvent dans les pièces courtes d’Albeniz. Mais il y a quelques subtilités !

Partie une (A)

La première partie est en fait une série de petites mélodies, voire même fragments de mélodie, associés à des effets typiques « espagnols ». Triana est un quartier de Séville et le berceau du flamenco, cette danse typique et très rythmée dont Albeniz va reprendre certains codes ici.

L’ouverture propose une mélodie assez simple (a), dont l’intérêt réside surtout dans la manière de la rythmer. Ce qui frappe d’emblée est la profusion de nuances apportées à ces quelques notes. Des accents qui marquent le rythme, indications de staccato, des crescendos-décrescendos extrêmement brefs, des indications de pédale (qui suivent les accents), une indication technique (« main gauche dessus »), de tempo, notamment au métronome, et pour englober le tout une indication générale « gracieux et tendre ». Vous voyez ce que je veux dire par écriture maximaliste… Il en va de même pour tout le cycle Iberia.

Suivent ces deux mesures très hispanisantes, un riche trémolo d’accord. Pas de mélodie ici, mais plutôt une transition rythmique vers la mélodie suivante.

La mélodie (b) ici est jouée dans les graves. Elle est très prononcée et richement ornementée, mais plutôt inachevée. C’est comme un bout de mélodie, par vraiment développée, et au contraire interrompue par un trémolo, qui sert précisément à introduire la mélodie suivante.

Cette mélodie (c) est aussi dans les graves, bien qu’elle ait le dessus. Le reste n’étant qu’accompagnement. Elle est aussi très belle, bien que comme la (b) peu développée. C’est un fragment, répété deux fois. Et suivi, devinez-quoi, par trémolo de transition (un peu varié). Il fait place cette fois à la mélodie (b) qu’on connaît déjà :

Mélodie (b) certes, mais particulièrement amplifiée, puisqu’elle est triplée au début, puis doublée. Et accompagnée par un autre effet omniprésent dans cette pièce et dans l’écriture d’Albeniz qu’est cet ornement, un riche mordant. Il garantit une tension rythmique permanente à ce bout de thème. Bien qu’elle est issue de la même mélodie (b) vue précédemment, elle varie légèrement à la fin. Elle s’interrompt brusquement pour laisser place à un autre fragment.

C’est un nouveau fragment (d), très beau et pourtant très simple. C’est une mélodie d’accords qui monte puis descend, répétée deux fois, avec une variation la deuxième fois en allant chercher un accord un peu plus haut (sol dièse). C’est un thème très calme, très simple, très posé, mais soutenus par ces mordants et noté bien rythmé. Il est, comme vous vous en doutez, suivi d’un trémolo sur deux mesures, ce qui permet d’introduire, encore, un nouveau thème.

Le thème ici (e) reprend les temps forts du rythme du fragment (a) et en se plaçant en une voie intermédiaire. Il précède une série de traits parfaitement gratuits (des « galipettes ») pour ne faire autre chose qu’une cadence, c’est à dire marquer la fin de cette partie. Une manière maximale de dire qu’on va passer à autre chose.

… le tout suivi de… vous l’aurez deviné ? Eh non cette fois-ci de deux mordants et non trémolos.

Ils font très habilement office d’introduction pour la partie 2, et clôturent ainsi la partie 1 comme indiquée par la double bar fine. Il est invraisemblable de voir autant de nuances pour ces deux mesures… c’est le charme de cette écriture, et il faut le prendre comme un plaisir visuel.

Conclusion de la partie une

La partie une peut se résumer donc à une séries de motifs, fragments (a-b-c-b-d-e), entrecoupés de motifs rythmiques, sortes d’effets hispanisants permettant de lier l’ensemble. C’est un petit tour de force à mes yeux que de donner de la cohérence à toute une partie sans véritablement en extraire de thème général. Ces fragments et ces motifs rythmiques sont des toutes petites miniatures espagnoles, des espiègleries musicales. Leur patchwork contraste radicalement avec la deuxième partie.

Deuxième partie

Pour ne pas vous faire tomber dans un suspense insoutenable je vous en donne tout de suite la teneur : il s’agit d’une seule mélodie, répétée quatre fois. Tout l’intérêt réside donc à savoir comment elle est répété ; et quels sont les éléments qui varient un peu d’une mélodie à l’autre. Voyons ça ensemble.

La première fois, la mélodie est présentée « simplement », c’est-à-dire dans le langage maximaliste d’Albeniz… à quatre voix (deux par main). Ici la main droite joue la mélodie, accompagnée par des accords à contretemps (que j’appelle des « ploufs »). La main gauche assène le mordant et la basse. Elle soutient en particulier le rythme qui nous suit depuis le début avec un deuxième premier contretemps fort (ici le momrdant) et un troisième temps fort (note la plus grave de chaque mesure, accentuée).

Voyons comment ce thème est répété la deuxième fois :

L’effet est relativement simple : la mélodie est amplifiée puisqu’elle devient une mélodie en accords, et elle est jouée plus haut. La nouveauté est de voir la main gauche arpéger l’harmonie et jouer des bouts de vagues. Le rythme est soutenu par l’interruption de ces vagues mais surtout l’accentuation marquée (notez que sf ou sforzando est un accent également). Ici les « ploufs » profilèrent, surtout à la main droite, qui dès qu’elle a une note ne serait-ce un peu plus longue que les autres demande à se libérer pour faire deux ou trois ploufs au milieu. C’est très dur à jouer avec précision…

Malgré la charge de cette écriture, Albeniz écrit narquoisement, trois fois différemment, qu’il faut y aller tranquille, comme une balade de santé : « tranquillement sans presser », « cantando » (en chantant), « doux et sonore ». On est à la limite de l’oxymore.

Troisième fois :

La mélodie passe donc à la main gauche, à la voix du milieu puisque ce passage est clairement à trois voix. Rien de révolutionnaire ici, c’est un moyen attendu pour faire varier l’exécution. Notez que la main droite est très volubile, et joue en double croche sans discontinuer, contrairement à la main gauche du passage précédent. Particulièrement occupée, les ploufs d’accompagnement sont entièrement assurées à la main gauche qui dès qu’elle a un peu de temps vagabonde à l’autre bout du clavier (croisant occasionnellement la main droite). Ils sont aussi beaucoup plus simples : on a troqué des accords jusqu’a cinq notes pour accompagner tranquillement (sic) la partie 2 pour des notes isolées ici.

Quatrième fois :

Alors que dans les répétitions précédents les rôles entre les mains étaient clairement définis, ce n’est plus le cas ici. On a toujours trois voix : le thème, l’accompagnement volubile et les ploufs, mais cette fois-ci sous une forme beaucoup plus compacte. Par un plaisir d’écrivain et de lecteur, Albeniz nous propose la chose avec des passages à droite, à gauche et des longs très de liaisons très art-déco. En fait, lors de l’interprétation, on ne joue pas vraiment la chose ainsi, et on simplifie un peu le travail des deux mains.

Cette dernière remarque est par ailleurs générale à tout Iberia et la cause d’un déchiffrage extrêmement difficile : en plus de devoir lire toutes les notes (la première pièce à sept bémols à la clé, une autre est écrite sur trois portées…), il faut en plus répartir le travail aux deux mains en conditions de vitesse réelle pour revenir au travail lent et assimiler, confirmer voire parfois, hélas, infirmer ses choix. Il m’arrive de supprimer des notes que je juge injouable, rajoutant à l’écriture maximale d’Albeniz une indication de mon cru : imp. (pour impossible) à côté d’une note barrée. Un travail de fourmi. Plus que jamais, une fois annotée, ne pas perdre la partition !

Eh, mais dites-moi, que se passe-t-il après cette quatrième répétition ? Voyons voir :

La mélodie réduite à un petit fragment répété monte dans les aigus et en intensité. Pour la première fois dans cette deuxième partie, on demande à jouer fort (et même fortissimo ff) alors que les quatre répétitions se sont jouées dans un climat à tout prix serein, malgré la profusion de notes. Une manière de dire : bon cette fois on en a eu assez. Un « climax local », en quelque sorte. Le motif en croche-deux doubles est répété ensuite à l’excès, comme un épuisement et va descendre pour se perdre dans les voix intermédiaires, au point de l’envoyer au fin fond de la main gauche.

Tiens tiens, mais ne retrouverions-nous pas notre mélodie (b) vue en première partie ? L’épuisement précédent a en fait mené à une invocation dans le grave de cette mélodie, ré-exploitée en pointillé et marquant la fin de la deuxième partie (ou presque). Notez cet apaisement auquel cela nous mène : meno mosso (moins vite), ppp et, mon dieu, une blanche ! coiffée d’un point d’orgue de surcroît. Un véritable changement d’allure, et une manière fort bienvenue de reposer notre attention (et nos mains). Mais ce repos est de courte durée, puisque suit immédiatement :

Albeniz juge utile de rappeler qu’il faut jouer légèrement, moins d’une mesure pourtant l’avoir déjà énoncé…

Des galipettes ! qui nous mène directement vers le motif (a) de la première partie, qu’on n’a jamais réentendu depuis. Notre structure A-B-A prend forme.

Conclusion de la deuxième partie

C’est admirable. Cette répétition tient la route d’abord parce que la mélodie est agréable, bien trouvée, et non plus à l’état de fragment. Cela nous repose aussi l’oreille après une première partie formée d’un grand collage. La cohérence de la deuxième partie la rend facile à écouter.

D’autre part elle réussi grâce à la diversité avec laquelle il change l’accompagnement et réordonne les voix, le tout avec l’exploitation de tout ce qui fait la richesse de l’écriture pour piano : de la polyphonie (le thème est exposé à quatre voix), des contrastes, des déplacements et des modes de jeux, souvent à la même main.

Troisième partie

La troisième partie reprend avec le fragment (e), joué une octave plus haut, suivi des mêmes galipettes que précédemment : des montées en triolets et la cadence répétée 6 fois, sauf que la sixième fois, au lieu de fermer la partie, elle l’ouvre sur …

… le climax de l’œuvre. On ne s’attendait pas à retrouver la mélodie de la deuxième partie (B) ici, mais elle réapparaît soudainement, de force (ff… mais dolce!) et, grande innovation, étagée sous elle-même la fin de cette même mélodie en voix intermédiaire, jouée par la main gauche. Ainsi cette longue mélodie est divisée en deux fragments, joués en même temps. C’est une vrai réussite !

Le passage est très court, ce qui n’est pas plus mal car on vient d’entendre quatre fois le motif. Elle se transforme rapidement.

La mélodie se perd dans les aigus, jusqu’à saturation. Saturation transcrite par des accords forts dans ces aigus, la réapparition du trémolo (entourés en bleu) qui créé une rupture au milieu de ce thème, et ce points culminant d’accord en si mineur plaqué. Il marque un pivot à partir du quel la mélodie va redescendre et s’épuiser de la même manière qu’à la fin de la deuxième partie.

Comme tout à l’heure la mélodie (b) est réinvoquée dans les graves ici. Redite de la fin de la partie B, comme si la troisième partie avait été interrompue brutalement pour laisser parler encore une fois cette mélodie entêtante, comme un retour en arrière.

La mélodie (b) se perd ici par la répétition d’un tout petit fragment en staccato et pianissimo.

La troisième partie est beaucoup amputée. Peu d’éléments sont repris de la première, comme la structure A-B-A aurait pu le suggérer. On retrouve ici un bref passage basée sur la mélodie (e) et, pour une dernière fois, un petit fragment de la mélodie (b) transformée en cadence.

Conclusion

Dans ce collage de fragments et ce déploiement de virtuosité, Albeniz arrive à créer une véritable cohérence soutenue par un rythme récurrent et des réminiscence légèrement variée des différents fragments. Iberia est justement un grand collage d’images, d’impressions formées par ces rythmes, mélodies et harmonies qui forme un tout à partir d’une grande mosaïque. Par les noms évocateurs de villes et de régions, ce tout n’est autre que l’Espagne.

Le quartier de Triana à Séville. Il est également célèbre pour ses toreros, ses chanteurs et ses danseurs de flamenco, dont il est considéré comme le berceau

Pour aller plus loin

J’ai choisi la version de Gustavo Diaz-Jerez pour la clarté de son discours, mais je vous invite à écouter les versions suivantes :

Alicia de Larrocha, une pianiste de référence dans ce répertoire (malgré ses toutes petites mains !), et une version de référence.
Daniel Baremboim, une version beaucoup plus sanguine. Plus loin du texte et moins précise (joué en direct aussi), toutefois intéressante.
Lugansky, qu’on n’attend pas du tout dans ce répertoire, mais qui rend ça vraiment très bien, comme tout ce qu’il touche.

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1 commentaire

  1. Merci pour cette analyse détaillée. J’ajouterais juste que selon moi Albéniz parvient à rendre parfaitement la complexe légèreté de la séguedille, danse andalouse à 3 temps. Je crois entendre les castagnettes et les grattages de guitares qui accompagnaient le chant. C’est mon interprétation des fioritures et des notes « superflues ». Je préfère la version d’Alicia de Larrocha et je n’aime pas celle de Lugansky qui rate la légèreté, il a pour moi les doigts trop lourds, et qui transforme une danse légère en une espèce de rhapsodie dansante. Baremboïm reste un peu sur la technicité car, je pense, il ne la maîtrise pas assez, et comme avec Lugansky, je ne vois pas les danseuses de flamenco en l’écoutant.
    Mais ce n’est que mon interprétation bien sûr. Le propre d’une belle œuvre c’est de rester belle quelques soient les couleurs et les filtres qui lui sont appliqués.

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