En entrant dans la maternité, on ne sait pas trop quel monde nous attend. Ça ressemble franchement à un hôpital, d’ailleurs c’est dans l’hôpital, mais ce n’en est pas vraiment un (personne n’est malade). Ma femme avait déjà fait un repérage accompagné, ce qui est une bonne idée, car le lieu est grand et labyrinthique. Contrairement à mes attentes, l’endroit n’est pas stressant ou encombré. Les couloirs sont blancs, très larges et peu empruntés.

La première salle est une salle de pré-travail, c’est écrit dessus. Il importe pour le personnel de savoir pourquoi on vient, et dans notre cas c’est pour des contractions rapprochées, et douloureuses. Alors on lui met le « monitoring » : c’est une sorte de sismographe qui mesure la fréquence cardiaque du bébé et les contractions. Ainsi la sage-femme peut faire une analyse sur 20 à 30 minutes, sans devoir rester juste à côté (ça, c’est mon boulot). Quand elle revient, elle lit la feuille et nous dit ce qui nous attend. La première décision c’est est-ce qu’ils nous gardent ici, ou bien est-ce qu’on rentre chez nous. En l’occurrence ils nous gardent, même si évidemment le monitoring a eu pour effet, au début, d’inhiber les contractions.

On nous attribue alors une chambre dans un couloir non loin. On peut croiser des sages-femmes, ou plus rarement des nouveaux parents, ou des visiteurs. Mais c’est plutôt tranquille. La chambre ressemble un peu à une grande chambre de Corsica Ferry, avec quelques gadgets en plus, mais la télé en moins. Enfin, elle est là mais il faut aller payer un abonnement temporaire à l’accueil. Une autre sage-femme s’occupe de nous, mais elle connaît le dossier, car il nous précède (un dossier en papier avec des notes manuscrites). C’est ce qui permet aux nombreuses personnes de s’occuper de nous. Enfin, d’elle. C’est un peu frustrant d’ailleurs de voir se succéder des personnes qu’on ne connaît pas, mais ça se comprend facilement. Un accouchement peut durer des jours, le personnel tourne.

Quand il y a une décision plus difficile à prendre, le médecin intervient. Et régulièrement on la place sous monitoring pour savoir si c’est le moment ou non. Dans notre cas, les contractions se sont finalement espacées, toutes les 10 minutes, qui n’annoncent pas un accouchement imminent. Pour autant, on ne rentre pas chez nous.

La chambre est bien, et c’est plus calme que chez nous à l’appartement. Il y a quelque chose prévu pour le mari, une sorte de BZ une place qui se déplie par terre. Il y a quelques recommandations, du genre qu’il faut le ranger avant 9h et qu’une tenue correcte est exigée ; en plus de payer 15€ par nuit. J’ai juste eu à dire que je voulais rester ce soir et on m’a amené des draps en me disant : « vous avez bien votre oreiller ? ». J’ai dit non. Je ne savais pas. Ils n’en fournissent pas.

Je reste surtout pour assister ma femme si elle a très mal pendant la nuit, c’est toujours mieux que d’avoir à faire à un nouveau personnel de nuit ; même si bien sûr il sera bien plus compétent, mon rôle consistant à faire des bisous, faire semblant de souffler comme si j’avais mal, et me faire écrabouiller les doigts à chaque douleur. Je note aussi les heures des contractions dans un petit carnet, quand il n’y a pas de monitoring, pour faire croire que je suis plus utile que je ne le suis. Mais les sages-femmes montrent peu d’intérêt à mes mesures… Elles savent déjà ce qu’on n’ose pas nous dire : oui, ça fait super mal, mais ce ne sont pas les vraies contractions de travail, désolé.

Finalement la nuit tombe, et il ne s’est rien passé aujourd’hui. On aurait pu rester chez nous, mais vu les symptômes ça nous paraissait inimaginable.

Le lendemain le même scénario apparaît et on décide de la déplacer en salle de naissance et de « diriger le travail », qui consiste à injecter une substance qui encourage les contractions. Couplé à une péridurale qui évite de sentir la douleur des contractions, le travail peut avancer plus rapidement. C’est un interne qui vient la poser. De nouvelles personnes apparaissent dans notre entourage depuis qu’on est en salle de naissance. Toujours, ils se présentent (rapidement) avant de faire quoi que ce soit. On n’a pas tellement le temps de se connaître, et on ne sait jamais si on va les croiser une demi-heure seulement, ou plusieurs fois sur plusieurs jours. Cependant, l’interne et la sage-femme se connaissent bien et travaillent dans une bonne harmonie. En fait, la plupart des échanges n’ont rien à voir avec l’opération mais sont de la discussion générale. Quitte à être ensemble pour un temps, autant joindre l’utile à l’agréable. La pose de la péridurale est quelque chose de sensible, mais de récurrent. L’interne peut parler d’autre chose ou écouter tout en agissant. Et pour nous, ça nous fait de la conversation bienvenue.

Les heures qui suivirent furent longues. Les contractions, telles qu’on peut les voir sur le monitoring-sismographe, sont fréquentes et régulières ; le bébé à tendance à descendre et le col de l’utérus à s’effacer (il perd de sa longueur). Mais il ne s’ouvre pas beaucoup et le bébé comme la maman montrent des signes de fatigue : rythme cardiaque, température… C’est à ce moment-là, après des heures en position allongée et en travail sous péridurale, que le personnel commence à parler de césarienne. La césarienne n’est pas un choix par défaut, et c’est en général une suggestion sensible de la part du personnel, c’est pourquoi elle nous est évoquée tardivement, et bien expliquée. Il est inutile pour eux de nous donner toutes les réflexions en amont, car nous on passe des heures à rien faire dans une grande salle vide, donc chaque information peut vite devenir un scénario alambiqué dans nos têtes. Comme la gynécologue qui nous explique ce choix entend notre approbation et notre compréhension, la décision est prise. Dès lors, les choses vont d’un coup très vite.

Une petite armée de gens entrent dans la pièce pour déplacer ma femme et emmener tout le nécessaire. On me demande d’emmener quelques affaires pour le bébé pour l’habiller pour la première fois. Je m’exécute et dans la chambre j’échange avec la sage-femme en charge d’amener le lit qui va la recevoir après l’opération, pour la ramener ensuite dans la chambre. Alors que j’essaye de sélectionner les vêtements d’un bébé, tout en essayant de comprendre à quoi ils servent, elle me dit de me dépêcher car ça peut aller vite. Je finis par tout mettre en boule dans un sac et rejoins l’équipée. Une sage-femme s’occupe de moi, elle m’explique que c’est elle qui va réceptionner le bébé ; ça me va, autant rester près d’elle ! Je la suis comme son ombre. Une nurserie avec des petits lits médicalisés font office pour moi de salle d’attente. Le labyrinthe de la maternité se dévoile un peu plus. Derrière cette porte, me dit-on, se trouve la salle d’opération et ma femme qu’on prépare pour la césarienne. On me donne une tenue bleue à enfiler, avec une une charlotte et un masque chirurgicaux. Je ressemble aux autres personnels, mais bizarrement moi j’ai l’air d’un plouc. Et j’attends, debout dans la pénombre entouré d’instruments étrangers, dans un monde parallèle, calme et infini. Je suis dans le « couloir de la vie ». Il est minuit et demi.

En plus de la sage femme, une pédiatre attend aussi la naissance. Telles deux fillettes, elles entrouvrent régulièrement la porte de la salle d’opération pour y glisser des regards. Elles semblent ne pas être admises en salle mais attendent le feu vert pour m’y faire entrer et m’installer auprès de ma femme. Après des jours à proximité d’elle, pour lui éviter toute solitude et l’accompagner dans la douleur, c’est la première fois que je ne suis pas présent à ses côtés ; et c’est pourtant le moment le plus critique, où elle a le plus besoin de moi ! Le stress aurait pu monter si l’attente ne fut pas si courte. La porte s’ouvre, je suis la sage-femme comme Alice suit le lapin blanc, et me retrouve sur un tabouret à côté du visage de ma femme à l’envers, séparée du reste de son corps par un drap bleu tiré verticalement. Malgré les conditions, notre bulle de réconfort se ressoude immédiatement. De notre côté du drap, l’anesthésiste est aussi avec nous, devant un écran. Je ne verrai aucun autre visage ici, bien qu’une demi-douzaine de personnes semblent s’affairer.

Une voix annonce que le mari est là, qu’on peut commencer.

Je discute avec ma femme de ce que je peux. Elle ne sent pas la douleur, mais a quand même des sensations, pas très agréables. L’anesthésiste de notre côté se lève de temps pour jeter un œilsur l’opération. Peut-être veut-il aussi voir le bébé… Je suis curieux de savoir ce qui se passe de l’autre côté du drap, mais je crois que je ne pourrais pas le supporter ! L’opération est rapide, quelques minutes. Les chirurgiens se parlent mais je n’y suis pas attentif, je remarque juste qu’ils ne se racontent pas les derniers résultats de rugby ou s’il y a encore des méduses à la plage ; l’ambiance est plutôt studieuse. Soudain, un cri de bébé ! Nous l’entendons très distinctement, nous savons qu’elle est née. Les chirurgiens nous la font voir très vite en la tenant à bout de bras par dessus le drap. C’est notre fille, pas encore lavée ni présentable, mais bien en vie. Ils la retirent aussitôt, la nettoient, et la passent à la sage-femme qui la transporte tel un trésor à l’abri des regards. Je la suis. Ma femme reste ici pour se faire recoudre et sera amenée en salle de réanimation. Pour ma part je suis le bébé jusqu’à ce que nous soyons tous les trois ensemble.

La pédiatre, une sage-femme, et peut-être une autre sage-femme ou gynécologue je ne sais plus, sont autour du bébé, avec moi. Je suis stupéfait de découvrir ma fille pour la première fois. Elle est très chevelue et a déjà des ongles longs. Je m’attendais à ce qu’elle pleure tout le temps et semble perdue, mais elle a l’air tout autant curieuse et attentive que moi ; je pensais qu’elle serait plus sale que ça, même après sa courte toilette, mais elle est toute propre et bien présentable. On lui a déjà mis un bonnet. Les autres femmes sont aussi sous le charme. Il y a des métiers pour lesquels le professionnalisme ne l’emporte pas sur la grâce. Elles semblent s’accorder sur le fait que c’est un « beau bébé » (comprendre gros et grande) et bien proportionnée. Elle ouvre souvent les yeux et sursaute au moindre petit bruit.

On m’installe sur une chaise et après avoir ôté ma blouse, ma charlotte et mon masque, on me donne le bébé en « peau contre peau ». Je ne suis pas plus à l’aise que si c’était le bébé du voisin ; je cherche des choses à dire pour qu’elle entende et reconnaisse ma voix mais je ne sais pas tellement quoi raconter. Ce n’est pas très grave car la regarder, la sentir et la toucher sont autant réconfortant pour elle que pour moi. Un capteur de température lui a été placé sur le corps et est relié à une lampe chauffante. En-dessous du seuil de 37°C, la lampe se met à chauffer. Le corps du bébé se stabilise ainsi à 37,5°C.

Tout le personnel est parti, je suis seul avec elle, dans la nuit.

Peut-être une demi-heure plus tard, on vient me chercher pour rejoindre ma femme en salle de réanimation. C’est une grande salle vide, très instrumentalisée, pouvant accueillir de nombreux patients, mais seule ma femme est présente à cette heure. La salle n’est que partiellement éclairée, il y règne une ambiance de station spatiale en heure creuse. C’est la première fois que nous sommes tous les trois. La sage-femme qui était avec nous en salle de naissance et ici aussi, et sa présence est très rassurante. Elle commente ce que fait le bébé, nous explique le b-a ba, discute informellement, nos yeux rivés vers le nouveau né. C’est à ce moment-là qu’a lieu la première tétée. Le bébé va vers le téton comme une torue vers la mer ; le réflexe de succion fait son œuvre. C’est véritablement le premier moment d’apaisement : l’opération, les contractions, l’attente sont derrière nous. Personne ne nous presse à rentrer en chambre. Un infirmier effectue quelques tests post-opération. Elle sera poussée dans sa chambre pendant que je rassemble mes quelques affaires que porte la sage-femme ; ma fille est dans mes bras. Arrivés en chambre, ma femme est là, et nous habitons désormais à trois. La veille, le petit berceau monté sur roulette était vide.

La première nuit n’en est pas une. C’est un temps continu d’émerveillement, de curiosité, d’attention, d’écoute. Rapidement nous nous retrouvons sans aucun personnel. La chambre de la maternité est en fait une antichambre : l’antichambre de la vie à trois. C’est pour cette raison que le personnel intervient peu. Il nous laisse nous débrouiller tout seul et laisser faire notre instinct inné de parent. Quelques gestes nous sont montrés au préalable et surtout nous pouvons les appeler à tout moment grâce à une télécommande reliée au lit. J’ai mon lit de camp toujours sur place et nous nous endormons tous ensemble. Nous nous réveillons aussi ensemble, souvent ! Les pleurs sont notre nouveau réveille-matin. Je réalise que j’avais beaucoup d’a priori sur les bébés, par exemple qu’ils pleurent souvent (la nôtre dort souvent), qu’ils gardent les yeux fermés longtemps et qu’ils se ressemblent beaucoup. La nôtre est belle (comprendre 4.2 kg) avec beaucoup de cheveux.

Il m’est tout aussi fascinant d’avoir un enfant que de voir ma compagne devenir mère. Cette transformation n’est pas un réflexe, c’est un apprentissage (rapide). Je vois son regard qui evolue sur le bébé d’un regard d’incrédulité à un regard d’amour inconditionnel. Il y a dans ses yeux une maman qui naît. Ces découvertes sont indicibles.

La maternité est un petit village, dont nous avons jusque là l’impression d’être les seuls occupants. Nous ne voyons jamais les autres mères, on entend parfois un bébé crier au loin… les sages-femmes circulent et répondent à nos appels au rythme de leurs journées et nuits de travail. C’est seulement au bout de quelques jours et quelques indices qu’on découvre pourtant l’évidence : elles ne s’occupent pas que de nous, d’autres femmes ont leur nouvel enfant. C’est comme s’il y avait une conspiration qui voudrait que savoir les autres dans le même bonheur rendrait le nôtre moins vrai. A force d’arpenter les couloirs je finis par voir d’autres mères, pères et visiteurs. J’échange quelques mots parfois. Je devine au regard et aux mimiques si c’est leur premier enfant ou non. Des parents poussent leur berceau roulant avec une fierté communicative. Un petit « félicitations » est le bienvenue, mais l’emphase n’est pas de rigueur ici. Dans ce village hors du monde c’est surtout la paix et la béatitude qui règnent.

Je fais souvent des aller-retours à la maison pour rapporter des objets qui nous manquent. Je réponds aux besoins de ma femme, je vais me chercher à manger car seul son repas est fourni. Je rapporte des sacs entiers de nouvelles affaires pour nous ou pour le bébé. Ça va des vêtements aux photos de famille (pour comparer les bébés) ou petits instruments de musique pour observer ses réactions. Deux fois par jour, en plus de nos éventuels appels, deux sages-femmes passent pour faire le point. En plus, en fonction du jour, des tests sont réalisés sur le bébé comme l’audition ou le test de Guthrie (dépistage de plusieurs maladies).

Vers la fin du séjour, on nous montre comment donner le bain. C’est un peu le clou du séjour post-accouchement. Dans une salle prévue pour donner plusieurs bains à la fois, la lumière est tamisée et une musique douce tourne dans le fond. La sage-femme nous explique et nous montre, puis surveille et commente nos gestes. Comme toutes les premières fois, il est très amusant d’observer les réactions du bébé. Dans notre cas, on aurait dit qu’il était dans une sorte de transe immobile. Un orgasme sensoriel. À moitié dans l’eau, on aurait dit une grenouille. Hors de l’eau, par contre, le choc de température la fait hurler. On la rhabille vite fait. Les sorties de transe ne sont pas toujours plaisantes.

Ma femme s’est très bien sentie ici. L’équipement est adapté, surtout le lit électrique et avec barrières amovibles sur les côtés qui l’ont aidé à faire quelques mouvements de base. Je plains les femmes qui vivent ça seule. Leur bébé pleurant à moins d’un mètre dans leur petit berceau, ne pouvant pas forcément bouger les premiers jours, elles doivent sonner l’alarme en attendant qu’on vienne le leur donner. Quel désespoir !

La dernière étape est bien sûr le départ. L’excitation de rentrer à la maison et de faire découvrir le nouveau chez-soi de bébé se mêle à l’inquiétude de ne plus avoir accès à cette assistante 24/24. Mais c’est la vie… ! C’est nous, désormais, l’assistance 24/24. Ce départ est aussi un adieu car nous ne reverrons jamais tout ce personnel qui vivent dans ce village. Ils y sont tous les jours, mais nous ne sommes que de passage. Pour la première fois je prends le chemin de l’extérieur avec le bébé avec moi. C’est un peu un pèlerinage, et dans un hôpital de fait remplis de personnes malades, la traversée fait un peu office de miracle de la vie. Certains ne sont pas indifférents à la vue d’un nourrisson de moins de cinq jours et nous envoient des signes plein d’affection. Certaines mères nous regardent passer avec nostalgie. Il y a vingt, trente ans, bien avant que leur fils montent un groupe de métal ou que leur fille emménage à Montréal, elles sortaient elle aussi de la maternité, fières et héroïques.

En voiture, ma femme et ma fille à l’arrière, je conduis avec une prudence extrême sur la route familière qui nous ramène chez nous. Je perçois la ville différemment. Les bouchons semblent désuets, le ciel laiteux et les montagnes imperturbables.

Un air nouveau souffle sur la ville.

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3 commentaires

  1. Quel beau texte! Le plus beau de tous. Il me ramène 40 ans en arrière. Cet sensation  » hors monde » ressentie à chaque naissance. Que l’enfant ne connaîtra pas tant qu’il ne l’aura pas vécue lui même. Et qui explique en partie l’amour inconditionnel des parents et l’effet parfois trop protecteur de ceux ci.

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