Il n’est pas toujours facile de se dégager du temps pour « vaquer à ses occupations » avec un petit bébé à la maison. Et quand le temps se présente, la fatigue l’emporte. Il reste les activités « à un bras », l’autre portant le petit trésor. Il faut alors faire vite et être habile à manier son smartphone. C’est ainsi que j’ai progressé ces deux dernières semaines sur Le problème du sol bémol. Encore du Albeniz, mais cette fois je vais vous faire un peu voyager.

Préambule

Alors que, pour une fois, je n’étais pas spécialement en train de penser à Triana d’Albeniz, le morceau que j’apprends au piano, je lisais cet article Finding delight amid the despair. Dans les reproductions de tableaux que cite l’auteur se trouve le tableau Une fête de famille à Triana (Séville) du peintre Francis Luis Mora, peint en 1908. On y voit une fête dansante, avec dans le fond une pianiste à l’action. La musique aurait très bien pu être celle d’Albeniz, puisque sa musique d’Iberia fut composée entre 1905 et 1909.

Une fête de famille (1908), peinture de Francis Luis Mora. Mora est un peintre uruguayen connu pour ses peintures et dessins représentant la vie américaine au début du XXe siècle ; la vie et la société espagnoles ; des sujets historiques et allégoriques ; avec des fresques, de la peinture sur chevalet et des illustrations.

L’enquête du sol bémol

Il n’en fallait pas plus pour me repencher sur la partition et y découvrir une anomalie dans l’édition. En vérité, ce qui se rapproche fortement d’une erreur. Dans l’édition que je possède (Dover, 1987), la 79ème mesure propose un sol naturel (avec une marque de bécarre), qui s’avère être contraire à la phrase musicale. D’ailleurs, aucun interprète ne la joue ainsi. Je l’ai naïvement apprise ainsi avant que mon professeur m’en fasse la remarque. J’ai donc indiqué le bémol en lieu et place du bécarre.

Le deuxième sol sur la portée du haut était marqué bécarre. (mes autres annotations de cette mesure sont juste des doigtés ou des réagencements).

Cette erreur m’a rendu un peu curieux, et j’ai eu envie de tirer le fil pour comprendre comment elle a pu être introduite par l’éditeur.

Il existe en fait deux éditions « originelles » d’Iberia d’Albeniz, une version française (Mutuelle) et une version espagnole (EMEC : Editorial de Música Española Contemporánea). Dover-1987 se base sur la version Mutuelle, comme indiqué au début de la partition.

Crédits de l’éditions de Dover (1987)

J’ai donc cherché à me procurer une autre édition, et en particulier une édition basée sur l’édition espagnole. Il se trouve que la médiathèque du conservatoire de Toulon Provence Méditerrannée (TPM), située à la Seyne-sur-Mer, dispose d’une édition espagnole de 1998, de l’EMEC précisément, dite « révisée », c’est à dire avec des réagencements utiles aux interprètes. Cette édition a été dirigée par le pianiste Guillermo Gonzalez, qui l’a enregistrée chez Naxos en 1998, et qui a eu accès aux partitions originales. On peut donc supposer une plus grande précision. Après quelques jours pour me la procurer, j’étais impatient de savoir comment le deuxième sol de la mesure 79 était écrit…

La mesure 79 dans l’édition EMEC de Guillermo Gonzales (1998)

Il est intéressant de voir qu’il n’est pas écrit au même endroit. Ici le thème passe sur la portée du bas, ce qui montre plus facilement que le thème et son accompagnement se croisent à ce moment. Le sol est écrit sans altération, ce qui met du coup bien le doute sur le bécarre de Dover-1987… Cela dit d’après la clé il devrait être dièse ; d’après le début de la mesure, main gauche deuxième note, il devrait être bécarre ; et d’après la ligne mélodique, première note main droite, il devrait être bémol. Comme je l’ai déjà dit, il doit être bémol, c’est la logique musicale qui l’impose. Guillermo González le joue bémol sur son enregistrement.

Bien entendu, je ne peux pas me contenter de cette réponse, et j’ai eu la volonté de consulter des versions plus anciennes, et si possible l’original ou le facsimile (photos de l’original). Les originaux sont d’ailleurs bien localisés, ce qu’indique la remarque très claire de Guillermo Gonzalez :

Comme écrit en espagnol, les données de la première éditions sont celles de la Mutuelle, dont la source originale se trouve à la Schola Cantorum, au 269 rue Saint Jacques. Triana se trouve à B: OC, c’est à dire à Barcelone Orfeo Catala.

L’enquête se poursuit à la BNF-Richelieu

Suite à un bref séjour à Paris cette semaine, je me suis rendu à la Bibliothèque Nationale de France, site Richelieu, pour poursuivre mon enquête. Comme l’indique le catalogue en ligne, il existe plusieurs éditions d’Iberia, les premières remontant aux années 1907 (Triana se trouve dans le deuxième cahier). Cela fait longtemps que je cherche à entrer dans cette bibliothèque, mais durant mes années de musicologie, la bibliothèque était en travaux.

La BNF-Richelieu est une bibliothèque de recherche, on n’y rentre pas aussi facilement que les bibliothèques municipales. C’est même un peu le parcours du combattant… après m’être inscrit en ligne, je me suis présenté sur place avant d’attendre la confirmation par e-mail. L’accueil m’a confirmé mon inscription et fournit une (jolie) carte ; et débité mes (jolis) 6€ du pass de recherche à la journée. Le vestiaire est obligatoire et j’ai donc échangé mon sac à dos contre une pochette transparente à bandoulière avec quelques effets personnels, que portent d’ailleurs d’autres visiteurs qui semblent à la poursuite du Da Vinci Code.

Mais ça n’est pas tout. Dans la salle deux personnes contrôlent ma carte qu’on me garde jusqu’à la sortie et me donnent un numéro qui est en fait mon numéro de place (je l’apprend par la personne à qui j’ai piqué la place). Une fois assis… je me relève pour m’adresser à la « responsable de salle » afin de m’aider à consulter un document, car je n’ai pas la moindre idée de comment procéder. Je me doute que la partition n’est pas dans la salle, car il y a relativement peu de documents visibles, et ce sont surtout des dictionnaires. On m’aide agréablement mais sur les trois documents que je cherche à emprunter, les deux premiers sont sur un site distant, ce qui veut dire qu’il faut les réserver 24 heures à l’avance… or je quitte Paris le lendemain. Je croise les doigts pour le dernier. Il est disponible ! Sur microfilm. Cette technique de sauvegarde un peu ancienne, mais efficace, photographie les documents sur des pellicules argentiques, qui permettent ensuite de les consulter sans détériorer l’original. J’attends 15 minutes à mon poste, le temps qu’on m’amène le microfilm.

Une fois à la machine je constate immédiatement que ce n’est pas la partition que je cherche, mais un quatre-main d’un compositeur français peu connu. Le microfilm est mal indexé… mais par chance, le document est aussi disponible au format papier. Je dois attendre 15 nouvelles minutes-environ.

La salle des manuscrits. A gauche de la photo on distingue une machine à lire les microfilms. Le stylo est interdit dans la salle, seul le crayon à papier est autorisé.

30 minutes plus tard, toujours pas de document. Alors que je m’apprête à quitter les lieux pour honorer mon prochain rendez-vous, la partition arrive. Elle est en assez mauvais état, et c’est avec émotion que j’ouvre l’ouvrage. Je constate rapidement que la partition a appartenu a Robert Casadesus (en fait c’est bien indiqué sur la notice en ligne), il a ensuite appartenu à sa femme Gaby. Robert Casadesus était un pianiste et compositeur connu de la première moitié du XXème, et appartient à une famille de musiciens notables. Comme l’indique la note du « comité histoire » de la BNF, « Les ayants droit de Robert et Gaby Casadesus ont souhaité déposer au département de la musique la totalité des manuscrits des œuvres de Robert Casadesus, ainsi que la bibliothèque musicale des deux artistes : plusieurs milliers de partitions dont beaucoup sont annotées ».

Il s’agit bien de l’édition Mutuelle, et on retrouve l’adresse de la Schola Cantorum, évoquée par G. Gonzales.
La première page de Triana est fascinante, car R. Casadesus (je suppose) a indiqué toutes les dates de concert où il a joué cette pièce. La différence de couleurs indique qu’il l’a fait au fur et à mesure, de 1924 à 1947. En bas, en 1939, il y a l’indication « Gaby Tour… » qui signifie que peut-être que sa femme l’a également jouée (une seule fois… ?). Ce site de référence indique bien Triana comme au répertoire du pianiste. De mes observations, Triana semble avoir été beaucoup plus jouée que les autres ; c’est une pièce populaire du recueil, elle est souvent jouée séparément. Malheureusement je n’ai pas trouvé d’enregistrement de Robert Casadesus de cette pièce.

Vous devez être aussi impatient que moi de découvrir mon Da Vinci Code à moi, le sol de la mesure 79. Sans plus attendre :

La mesure 79 de l’édition Mutuelle de 1907, ayant appartenu à Robert Casadesus.

Cette mesure est en fait écrite exactement de la même manière que celle de Dover-1987. Ainsi Dover est restée fidèle à Mutuelle (dans une note ces derniers disent « reproduire » l’édition Mutuelle). En revanche, cet extrait indique clairement que l’interprète jouait un bémol ! Le bémol a été rajouté à la main au crayon bleu, exactement comme je l’ai fait… environ un siècle plus tard.

Cette erreur a la vie longue.

Il me plaît à penser que ce bémol manuscrit est de la main d’Albeniz en personne… puisque cette partition existait du vivant du compositeur (mort deux ans plus tard en 1909). Après tout cette annotation est écrite en bleu (à d’autres endroits également), alors que la plupart des autres indications sont écrites en gris… Mais il me faudrait bien plus de recherches pour le savoir.

Mes aventures me mèneront à l’original, un jour ou l’autre. Soit à Barcelone (Orfeo Catala), soit en consultant le facsimile, à condition de le trouver en bibliothèque ou de l’acheter à prix d’or (on le trouve ici à $249). Une copie du facsimile ne semble pas disponible à la BNF ni à la bibliothèque de la Grange-Fleuret, ce qui est dommage sachant qu’Albeniz a composé cette œuvre à Paris.

Ce Triana ne m’a pas encore livré tous ses secrets…

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