Dersou Ouzala est un chasseur oussurien de la tribu nanaï (qu’on appelait auparavant « golde ») né en 1849 et mort en 1908, qui a servi de guide à Arseniev et à sa patrouille de 1902 à 1907. Vladimir Arseniev, quant à lui, est un officier-topographe de l’armée russe, explorateur de la Sibérie orientale. Il a écrit trois livres sur ses explorations en compagnie de Dersou Ouzala ; ils constituent une trilogie, que je viens de lire (édité par la Petite Bibliothèque Payot, mais plus édité à ce jour à ma connaissance. On le trouve d’occasion).

Arseniev est avant tout un officier-topographe donc, et son roman est imprégné d’un sens de l’observation factuel très marqué. Bien qu’il ne décrive presque jamais ses travaux, il raconte très précisément tous les éléments qui constituent ses trois expéditions, de l’équipe et son équipement jusqu’au trajet détaillé qu’il parcourut de 1902 à 1907. Pour mon grand plaisir, le livre donne les cartes de ces expéditions, ce qui n’est pas un luxe quand tous les noms de fleuve ou de montagne sont inconnus (c’est le genre de cartes qui me manquaient à la lecture de Magellan de Stephan Sweig ou Voyage autour du Monde de Bougainville).

De la soixantaine de récits qu’Arseniev a écrit, Dersou Ouzala, de son vrai titre La Taïga de l’Oussouri – Mes expéditions avec le chasseur golde Derzou, est resté le plus connu, en particulier grâce à l’adaptation qu’en fit Akira Kurosawa en 1975. Mais c’est qu’il décrit avec une respectueuse distance une amitié profonde entre Arseniev et Dersou. On apprend à connaître ce  modeste chasseur qui ne sait vivre que dans la forêt à chasser des zibelines et autres ours, cervidés et oiseaux, à travers la connaissance progressive qu’en fait Arseniev. Il est évident que la profonde bonté de ce mystérieux golde, et son impressionante connaissance de la nature, font de Dersou un véritable ami pour tout lecteur, et c’est la force de ce récit.

L’adaptation de Kurosawa est incroyablement fidèle et n’a de défaut que de ne pas raconter les trois expéditions avec précision (ce qui en ferait un film de 10 heures au moins, contre 2h15), mais seulement une sélection de scènes ; ce qui au demeurant paraît tout à fait normal. A part cela les personnages, les tenues et les situations sont impeccablement transcrites. J’ai pris un extrait au hasard pour illustrer la comparaison (la première rencontre entre Arseniev et Dersou) et je constate que tout est là, presque mot pour mot.

Bien que le film soit indispensable, le livre permet d’aller plus loin et de profiter de tous les détails qui font de ces expéditions des moments insolites. La relation entre Arseniev et Dersou est moins apparente dans le livre, le rendant peut-être moins attachant que le film. En revanche, grâce aux multiples descriptions géographiques ainsi que celles de la faune et de la flore, on est bien plus immergé dans la taïga russe par le livre que par le film.

Seuls Olènetiev et moi ne nous couchâmes pas de sitôt. J’inscrivais dans mon journal l’itinéraire parcouru, tandis que le soldat réparait ses chaussures. Vers 10 heures du soir, je refermai mon calepin pour m’étendre près du feu, enfoui dans mon bourka (burnous caucasien).

Tout à coup, les chevaux levèrent la tête, dressèrent les oreilles, puis ils se calmèrent et s’assoupirent de nouveau. Nous n’y fîmes d’abord pas trop attention et continuâmes à parler. Quelques minutes se passèrent. Je posais une question à Olènetiev : comme il ne me répondait pas, je me tournai vers lui. Il était debout, aux aguets, regardant au loin et protégeant de la main ses yeux contre la lumière du bûcher.

« Qu’est-il arrivé ?  » lui demandai-je.

« Quelqu’un descend la côte », murmura-t-il en réponse.

Nous nous mîmes tous les deux aux écoutes, mais les environs étaient calmes, pénétrés de cette paix qui ne se retrouve qu’aux bois, par une froide nuit d’automne. Soudain, des pierres menues vinrent rouler de la montagne.

« Ça doit être un ours », dit Olènetiev en chargeant son fusil.

« Ne tirez pas ! C’est un homme ! … » retentit une voix dans l’obscurité. Peu de minutes après, quelqu’un s’approcha de notre feu.

Cet individu était habillé d’une veste et d’une culotte en peau de renne tannée. Coiffé d’une sorte de bandeau, il portait aux pieds des ountes (chaussures sibériennes en peau d’élan ou de chamois tannée et rendue très souple). Une grande besace au dos, il avait en main des « fourches » (petits supports servant à viser) et une carabine aussi longue que démodée.

« Bonjour, capitaine », me dit ce nouveau venu.

Là-dessus, il posa son fusil contre un arbre, enleva de son dos la besace, essuya de la manche son visage en sueur et s’assit près du feu.

Ce n’est qu’à ce moment-là que je pus bien l’examiner. Il faisait environ quarante-cinq ans. Plutôt petit, trapu, il avait le type indigène prononcé : les pommettes saillantes, le nez petit, les yeux distinctement caractérisés par le pli mongol des paupières et la bouche large.

Mais cet inconnu ne nous toisait point de son côté. Il tira de sa poche intérieure une blague à tabac, bourra sa pipe et se mit à fumer en silence. Selon la coutume de la taïga, je l’invitai à souper, sans lui demander qui il était ni d’où il venait.

« Merci, capitaine, dit-il. J’ai très faim, n’ayant pas mangé de la journée. »

Je continuai à l’observer pendant qu’il attaquait la nourriture. Un couteau de chasse pendait à sa ceinture ; c’était évidemment un chasseur. Il avait les mains durcies et égratignées. D’autres éraflures, encore plus profondes, marquaient son visage, l’une au front, l’autre à la joue, près de l’oreille.

Notre convive était de l’espèce silencieuse. Olènetiev, qui n’y tenait plus, finit par lui poser cette question directe :

« Qu’es-tu ? Chinois ou coréen ? »

« Je suis gold », fut la réponse toute brève.

« Tu dois être chasseur ? » lui demandai-je.

« Oui, répondit-il. Je chasse toujours et n’ai pas d’autre métier. Je ne suis pas pêcheur, rien que chasseur. »

Mais où habites-tu ? » reprit Olènetiev.

« Je n’ai pas de maison, j’habite toujours la montagne. J’allume un bûcher et installe une tente pour dormir. Comment pourrait-on habiter une maison quand on ne fait que chasser ? »

Puis il nous conta que ce jour-là il avait pourchassé des cerfs et blessé une biche, mais sans l’abattre. Occupé à en suivre la piste sanglante, il vint à repérer notre passage et fut ainsi conduit vers cette gorge. Lorsque la nuit fut tombée, il vit notre feu et y alla directement.

« Je marchais lentement, dit-il. Je me demandais quels pouvaient être ces hommes qui se sont engagés si loin dans la montagne. Puis, apercevant un capitaine et des soldats, je vous ai relancés. »

« Comment t’appelles-tu ? » demandai-je à l’inconnu.

« Derson Ouzala », répondit-il.

On trouve des vraies photos de Dersou Ouzala, prises par Arseniev lui-même, comme ici en 1906 :

Dersuuzala

origine de la photo : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dersou_Ouzala_(livre)#/media/File:Dersuuzala.jpg

 

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3 commentaires

  1. Merci pour la photo de Dersou . Je viens de découvrir ailleurs celle d’Arséniev . J’en suis à ma troisième lecture en vingt ans . Quant au film je l’ai vu trois fois au moins . Je cherchais sur la toile ce qu’étaient des ountes ( des souliers je pense ) .

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